S’il n’a pas écrit exclusivement pour Anticipation, Georges Jean Arnaud, décédé en début d”année à 91 ans, était incontestablement un homme du Fleuve Noir. Entre 1960 et 1992, il a ainsi signé soixante treize polars dans la collection Spécial-Police, soixante seize romans d’espionnage autour du personnage du Commander (sorte d’anti-SAS de gauche) pour le Fleuve Noir Espionnage, quatre Angoisse, deux Gore, et une poignée d’autres romans dispersés dans diverses collections de l’éditeur.
Mais ce qui nous intéresse principalement ici, parmi les quatre cent vingt six romans signés de son nom ou de divers pseudonymes au cours d’une carrière couvrant plus de cinquante ans, c’est bien le cycle de la Compagnie des Glaces, qu’il publie au Fleuve Noir Anticipation à partir de 1980 et qui détient, aujourd’hui encore, avec ses soixante deux tomes, le titre de série de science fiction française la plus longue jamais publiée, d’autant qu’il faut y ajouter deux séries dérivées réalisées ultérieurement, ainsi que des adaptations en série télé (ratée), en BD, et en jeu de rôle. Plongeons donc dès maintenant dans le foisonnant futur glaciaire de G.J Arnaud.
Lorsqu’il entame la Compagnie des Glaces sous le numéro 997 d’Anticipation, G.J. Arnaud a déjà une longue carrière derrière lui. Pourtant, ce n’est pas un auteur de SF, comme il l’avoue lui-même : “J’’ai réfléchi sur ce sujet au moins une dizaine d’années. J’écrivais alors principalement des romans policiers, et il me manquait un cadre pour raconter une histoire qui concernait les trains. J’avais déjà écrit quelques romans de science-fiction, et c’est presque à regret que je m’apprêtais à écrire ce récit sous cette forme. Et c’est finalement ma femme qui m’a suggéré de me concentrer davantage sur des éléments que je déteste, la neige, le froid, plutôt que de cantonner dans des types de paysages et d’ambiances que j’appréciais. Je pensais faire des séries de sept ou huit romans sur différentes technologies, de transport ou énergétiques, pour en montrer les avantages et les inconvénients, les dérives potentielles, et je me suis rendu compte, après trois ou quatre volumes, que mon sujet nécessitait une exploration beaucoup plus longue que cela. Avec le recul, je me demande encore comment j’ai pu écrire ça. Je reste tout de même perplexe, car je ne suis pas un fervent lecteur de science-fiction. Je n’ai pas une culture de la SF.” S’il semble surpris de l’ampleur qu’a pris sa série, force est de reconnaître que la Compagnie des Glaces frappe d’emblée par la richesse de ses thèmes.
Transformée en poubelle nucléaire par l’humanité, la Lune finit par exploser en 2050, emplissant le ciel d’un nuage de cendres denses qui bloque la lumière du soleil et provoque une nouvelle glaciation sur Terre. Dans ce monde désolé, les compagnies ferroviaires se substituent aux états pour organiser une société du rail où tout le monde vit, travaille et meurt dans des trains ou des villes sous dôme pouvant bouger à tout instant car intégralement construite sur un réseau de rails qui sillonne la planète. Lien Rag, glaciologue de seconde classe au sein de la Transeuropéenne, découvre peu à peu les secrets peu avouables sur lesquels se sont basés les compagnies et va entrer en résistance. Au fil des volumes, G.J Arnaud qui, en bon bon feuilletoniste, ne cesse de compliquer l’intrigue (parfois au delà du raisonnable), va nous faire découvrir l’ensemble du monde, de la glaciation au dégel, dans des romans qui, s’ils ne sont pas tous réussis, comportent toujours des personnages ou des images fortes qui en font tout le charme. Des baleines habitées glissant sur les glaces, des missionnaires fanatiques, des mystiques bien décidés à faire revenir le soleil par la magie noire, des primitifs couverts de fourrure Rousse vivant en tribus et grattant les dômes des villes en échange de nourriture, des hybrides cauchemardesques, une locomotive pirate, voilà une infime partie de ce qu’invente G.J Arnaud dans ces aventures au sein d’une société dystopique et concentrationnaire. Épris de liberté, ses personnages de marginaux, de freaks ou de mutants parviendront-ils à se tailler une place dans ce monde hostile ? Nourri d’analyses plutôt finies sur la société contemporaine, la pollution, le mercantilisme, l’intolérance religieuse, l’extrémisme et déjà, à l’époque, le dérèglement climatique, la Compagnie frappe aussi par son refus de tout manichéisme.
« Mon univers n’est pas manichéen, personne n’y incarne uniformément le bien et le mal. J’ai simplement essayé de transposer dans le futur notre monde actuel et tout ce qui en menaçait le fonctionnement, tant dans les domaines techniques que politiques »
Après avoir exploré tous les recoins de son univers, d’une planète recomposée à l’espace proche, G.J Arnaud se décide, après soixante deux volumes, à mettre fin aux aventure de Lien Rag et des siens, avec un Il était une fois la Compagnie des Glaces, qui clôt les lignes narratives mais en esquisse déjà d’autres. Point final ? pas vraiment. Car si il faudra attendre 1999 pour revenir au monde des glaces, G.J. Arnaud y pensait depuis longtemps, et n’était une situation éditoriale chaotique au Fleuve Noir, s’y serait sans doute attelé plus tôt. “Quand j’ai eu fini le cycle en 1992, j’ai tout d’abord été content d’en être débarrassé, mais je me suis rapidement ennuyé des personnages, des décors de cette série. Beaucoup de lecteurs m’écrivaient que des détails n’avaient pas été suffisamment exploités, ce qui m’a poussé à me lancer dans l’écriture de volumes annexes, des histoires indépendantes qui explorent certains détails ou situations qui paraissaient obscurs”. Ces Chroniques Glaciaires, qui comptent onze volumes se penchent sur d’autres temps, d’autres contextes, des premières années de l’ère glaciaire et de la disparition du monde que nous connaissons aux tribulations d’un satellite intelligent (pour le coup, et n’en déplaise à son auteur, de la pure science-fiction). Et l’expérience ayant donné envie à G.J Arnaud de se replonger pour de bon dans son univers, c’est une “Nouvelle Époque” qu’il met en scène à partir de 2001 dans vingt quatre nouveaux volumes reprenant les personnages principaux de la Compagnie en les vieillissant de quinze ans. Le monde a changé, eux aussi, et si cette nouvelle série n’a pas le souffle du cycle original, elle en demeure hautement recommandable.
L’histoire aurait pu, et peut être du, s’arrêter là, mais l’univers si riche de la Compagnie des Glaces ne pouvait qu’inspirer les créateurs. C’est ainsi que, aux côtés de l’Encyclopédie des Glaces compilée par Noé Gaillard et accolée au dernier volume du cycle, sont apparus au fil des ans une déclinaison plutôt ratée et vite abandonnée en jeu de rôles, une série télé belgo-canado-française totalement ratée qui, au delà d’un manque criant de moyens, s’évertue à trahir méthodiquement tous les aspects du cycle, y compris les personnages, qui ne verra heureusement qu’une seule saison. Plus réussie, même si le dessin est assez ordinaire, une adaptation en BD par Jotim forte d’une quinzaine d’albums a été elle aussi abandonnée en cours de route. Enfin, histoire de clore le cycle pour de bon, signalons que Rivière Blanche a publié une anthologie, Dimension Compagnie des Glaces (voir ici), où auteurs et fans rendent hommage au romancier le plus prolifique de l’imaginaire hexagonal, où G.J Arnaud lui-même écrit : “mon parcours dans l’écriture s’est achevé”.
A l’issue d’une carrière exemplaire, Georges Jean Arnaud s’est éteint le 26 avril 2020 à quatre vingt onze ans, pendant un curieux printemps dystopique qui aurait sans doute alimenté sa machine à histoires. Il laisse une œuvre considérable, et un des cycles majeurs de la défunte collection Anticipation.
Note : propos recueillis par l’auteur en avril 1999 (Elegy n°2)