Auteur majeur de la science-fiction hexagonale, Jean-Marc Ligny explore depuis la fin des années 70 un territoire allant du space opera (les Chroniques d’Oap Täo) à la fantasy (Succubes), du fantastique (La Mort peut Danser) au cyberpunk (Cyberkiller), sans oublier la jeunesse ou la « climate fiction » de sa récente tétralogie tout juste achevée avec Alliances, où il envisage le (no) futur de l’humanité confronté au réchauffement climatique. D’abord publié par Présence du Futur, puis par Anticipation, qu’il rejoint en 1988, et où il fut l’une des révélations de la nouvelle vague du Fleuve.

Comment as-tu été amené à entrer au Fleuve Noir ?
Jean-Marc Ligny : C’est une curieuse histoire. Tous mes premiers romans ont été publiés chez Denoël, dans la collection Présence du futur, qui était LA collection de prestige à l’époque pour la SF (hormis Ailleurs & Demain chez Robert Laffont, qui publiait rarement des auteurs français). J’avais rencontré un cinéaste qui avait réalisé deux ou trois films, qui avait plusieurs scénarios sous le coude et qui, en attendant de pouvoir les réaliser, désirait les voir transformés en romans. C’est lui qui a pris contact avec le Fleuve Noir, par je ne sais quel biais, et qui leur a « vendu » deux de ces scénarios avant même que je les rédige. Ce que j’ai donc fait, et ça a donné deux romans bancals et mal fichus dont je ne suis pas très fier, mais c’est grâce à eux que j’ai mis un pied au Fleuve Noir. Ils n’ont jamais été réalisés en films, puis j’ai perdu contact avec ce cinéaste et j’ai continué ma route au Fleuve, sous la houlette de Nicole Hibert qui était très conciliante et acceptait d’avance tout scénario que je pouvais lui proposer. J’imagine qu’avoir été publié chez Denoël en premier lieu devait être pour elle un gage de fiabilité…
Qu’est ce que la collection représentait pour toi à cette époque ?
C’était la collection de SF populaire dont j’avais dévoré pas mal de bouquins depuis mon enfance, des bons, des moins bons et des carrément mauvais. C’était d’ailleurs les mauvais qui m’ont en partie encouragé à écrire en me disant que si on publiait ça, je pouvais faire mieux et j’avais mes chances. Mais c’est vers Denoël que je me suis tourné au début, parce que ma toute première nouvelle publiée l’a été dans une anthologie chez Denoël.
À l’époque où je suis entré au Fleuve Noir, en 1988, la collection représentait pour moi un curieux mélange de vieux routiers de la SF populaire et de « petits nouveaux » qui y faisaient leurs premiers pas (Roland Wagner, Michel Pagel, Laurent Genefort entre autres). Nicole Hibert était très ouverte aux nouveaux talents, elle n’hésitait pas à signer pour des séries entières, et ça a permis à bon nombre d’entre nous, à la fois de vivre de notre plume et de peaufiner notre style et notre narration. Le rythme était rapide, à une époque je sortais un bouquin tous les deux mois ! Il fallait tenir le rythme, sans sacrifier à la qualité, pour moi ça a été une très bonne école… jusqu’à ce que la direction change et que j’en ai marre de pondre des bouquins à la chaîne. Je suis revenu chez Denoël et c’est là que j’ai commencé à écrire des romans qui pour moi comptent vraiment (La Mort peut danser, Jihad…).
Quels étaient tes auteurs et périodes favoris de la collection ?
Je garde bien sûr un souvenir ému des Fleuve Noir de mon enfance, avec leurs bandes noires et bleues et leurs titres sur fond blanc. Mes auteurs favoris à cette époque était les Le May, que je trouvais très poétiques, et des auteurs déjà chevronnés comme Pierre Pelot, Joël Houssin, Richard-Bessière, Gilles Thomas… Après, quand j’y suis entré, je lisais surtout les copains : Roland Wagner, Michel Pagel, Laurent Genefort… Ceci dit, je n’ai jamais été fan du Fleuve Noir comme certains qui collectionnent tous les numéros, ou telle ou telle époque. J’étais, et je suis toujours, très éclectique en SF et je butinais chez tous les éditeurs.
Comment se passait ton travail au Fleuve ? les auteurs recevaient-ils des consignes particulières, en dehors des formats imposés ? comme un nombre de volumes, un héros récurrent ou du placement produit comme ça a pu être le cas pour Espionnage et Spécial Police ?
Comme je te disais, Nicole Hibert était très ouverte et à l’écoute. Je me souviens lui avoir vendu une série en six volumes alors que je n’avais qu’un embryon d’histoire que j’ai quasi improvisée au cours d’un déjeuner. Nicole adorait les séries, et c’est en partie ce qui a coulé la collection, car au niveau des ventes et des mises en place, ça ne suivait pas : quel intérêt d’acheter un volume 3 si tu ne trouves plus le 1 ou le 2 ? Les rotations et les retours étaient trop rapides pour permettre de rentabiliser une série. Du point de vue des ventes, ce n’était clairement pas la politique à suivre vu la manière dont fonctionnait le Fleuve, mais de celui auteurs, c’était juste génial : quand tu sais que tu as six bouquins placés d’avance et que ça va t’assurer un an de revenus garantis, tu es plus à l’aise pour écrire. Même si j’en ai un peu bavé parfois (fallait trouver l’inspiration et respecter la deadline) et qu’à la fin, comme j’ai dit, j’en ai eu marre de pondre à la chaîne des romans vite écrits, vite lus, vite oubliés. Je voulais écrire des œuvres un peu plus pérennes. Ce que j’ai fait, du reste.
Mais à part la deadline et le format, non, on pouvait faire ce qu’on voulait. le Fleuve était un vrai labo d’expériences, à l’époque de Nicole Hibert.
Tes Chroniques des nouveaux mondes et la Saga d’Oap Täo ont été rééditées chez Actu-SF. As-tu du les retravailler pour cette sortie ?
Oui, un peu. J’ai fait des mises à jour en fonction de l’évolution ultérieure de cet univers, changé deux ou trois choses qui ne me plaisaient plus ou qui ne convenaient plus. J’aimerais bien écrire une nouvelle histoire d’Oap Tao. Je l’ai d’ailleurs promis à Jérôme Vincent d’ActuSF il y a bien longtemps déjà…
Qu’en est-il de ton cycle des Voleurs de rêve. As-tu l’intention de les rééditer ?
Non. C’est la fameuse série en six volumes dont j’ai parlé, imaginée en direct sur un coin de table. J’en ai repris quelques idées pour une série jeunesse en quatre volumes au Livre de Poche (Les Guerriers du Réel), mais la série d’origine ne vaut pas grand-chose à mes yeux.
Avec le recul, quels souvenirs gardes-tu de ta période Anticipation ? et de sa place dans ton parcours ?
D’excellents souvenirs, bien sûr. J’avais une directrice de collection vraiment sympa, et je m’y suis fait des amis. Côté parcours professionnel, ça m’a permis de devenir vraiment pro, d’avoir de la rigueur, de l’endurance, de structurer une histoire à l’avance, d’avoir le souffle pour m’attaquer par la suite à des romans plus ambitieux – Inner City, La Mort Peut Danser, Jihad, Aqua™… Je ne dis pas que je ne les aurais pas faits sans le Fleuve, mais ça m’a clairement mis le pied à l’étrier d’une façon plus sérieuse que ce que j’avais fait avant.
Et quel regard portes-tu sur le parcours de la collection, sur la place qu’elle a pu avoir sur la SF française ?
À l’époque où j’y étais, je le voyais à la fois comme un laboratoire d’idées et un terrain d’entraînement pour auteurs débutants. De grands auteurs y sont passés (déjà grands à l’époque ou devenus grands par la suite) ou y ont fait leurs premiers pas. Les ventes ne suivaient pas, mais bon, on en vivait quand même et on avait l’impression d’être comme une famille, une sorte de confrérie. Le Fleuve a lancé pas mal d’auteurs qui brillent maintenant au firmament de la SF. Aujourd’hui, pour un auteur débutant, c’est plus difficile je pense. Certes, il y a de nombreux éditeurs, mais beaucoup restent assez confidentiels et peu distribués. Le Fleuve Noir, c’était quand même de la grande distribution, même si elle était mal fichue et inadaptée à la production de séries. Il semble que plus aucun « grand » éditeur n’oserait tenter ce genre d’expérience aujourd’hui.
Penses-tu qu’il demeure aujourd’hui un héritage Anticipation
Pour les auteurs qui y sont passés, oui, certainement. Ça a été un tremplin. Pour les jeunes générations, j’en suis moins sûr. C’est une chose du passé, peut-être un certain âge d’or, en tout cas ça n’existe plus, sinon chez quelques vieux collectionneurs nostalgiques. Bon, il y a bien les éditions Rivière Blanche qui ont repris le concept (et même la maquette de couverture de l’époque aux bandes noires et bleues) mais c’est de l’édition confidentielle, essentiellement numérique, vendue par souscription et dans les festivals SF, qui n’a donc rien de « populaire » comme l’était Anticipation que tu trouvais quand même dans les supermarchés. Ils y accueillent des auteurs débutants mais ceux-ci ne sont pas payés et c’est déjà bien s’ils arrivent à écouler cinquante exemplaires. C’est une sorte d’hommage à une époque révolue…