Auteur symptomatique s’il en est du Fleuve Noir Anticipation des années 80, Serge Brussolo est pourtant, au sein de la collection comme de l’imaginaire tout entier, un auteur en marge, ou plutôt à cheval entre plusieurs marges, plusieurs lignes de frontières séparant les genres, qu’il enjambe régulièrement dans des romans qui sont autant de cauchemars sans issue.
Trop fantastique pour le milieu SF, trop étrange pour le fantastique, trop bizarre pour le polar, Brussolo a pourtant donné à tous ces genres, et même à la littérature générale qui lui est pourtant si étrangère, ou a la jeunesse, quantité de romans marquants. Écoeuré par la situation de l’édition au milieu des années 2010, il disparaît quelques temps des radars, avant de revenir en fanfare depuis quelques mois, à travers un nouveau roman chez Bragelonne (Anatomik), ainsi que de nouveaux textes et des rééditions augmentées de plusieurs de ses romans pour Anticipation chez H&O éditions.
L’heure de la redécouverte du plus noir des auteurs du Fleuve serait-elle venue ?
Né en 1951 à Paris d’une famille modeste, Serge Brussolo à connu très tôt la dure réalité des hôpitaux psychiatriques où sa mère était traitée. Il écrit ses premiers textes, dès l’âge de douze ans, et noircira frénétiquement du papier pendant sont adolescence, sans trouver de débouchés à ses nouvelles, considérées comme trop étranges pour le lectorat de l’époque. Après quelques textes publiés dans des fanzines, l’acceptation viendra, en 1978, avec la nouvelle “Funnyway” publiée dans l’anthologie Futurs au présent, dans la collection Présence du Futur. Lauréat du Grand Prix de l’Imaginaire, ce texte lui ouvre les portes de la collection, où il publiera deux recueils de nouvelles et un roman, avant que son rythme effréné d’écriture ne le mène à pousser d’autres portes, en l’occurrence celles du Fleuve Noir et de sa collection Anticipation, où il publie Les Mangeurs de Murailles en 1982. Un changement de ligne qui ne manque pas de choquer ses premiers lecteurs : « Quand j’ai quitté Présence du Futur, après Le Carnaval de Fer, on m’a dit que je brisais ma carrière, qu’il était impossible que j’entre au Fleuve sous prétexte que ce serait déchoir par rapport à mes compétences et trahir mes exigences professionnelles, ce qui revenait à me cantonner à une image tout à fait parcellaire puisque je suis un homme de contraste. Or je suis entré très vite au Fleuve et les lecteurs m’ont accueilli aussitôt. Donc j’ai eu une immense joie à rencontrer ce public, et j’ai eu tendance, je crois, à me laisser griser par le succès. Je me suis senti aimé et je n’ai plus écrit que pour lui. »
Rapidement, Serge Brussolo devient un incontournable d’Anticipation, pour laquelle il rédige entre trois et six romans par an pendant toute la décennie 1980. Pourtant, comme il le confesse lui même, il n’est pas un grand lecteur de la collection, ni même de SF en général : “J’écris depuis que je suis gosse, comme pas mal de gens. Dans mon cas, c’était pratiquement une maladie congénitale. Mais ça commença véritablement à me travailler à partir de l’adolescence, aux alentours de seize / dix sept ans (..) A l’époque, j’écrivais surtout du polar, n’avais pas de culture de SF. J’avais été élevé dans une atmosphère de polar et d’aventures, mias tous les textes que je produisais étaient assez bizarres, et comme ils étaient marqués du sceau de l’étrange, on me conseilla de me tourner vers les gens qui essayaient de promouvoir en France une SF différente de celle qui existait dans les années cinquante”.
Contrairement à la plupart de ses collègues, Serge Brussolo ne se définit pas comme un raconteur d’histoires. Ses romans, sans être exempt de suspense ou de profondeur, placent des personnages, presque des archétypes, tant leur psychologie importe peu, face à des milieux, des environnements auxquels ils vont devoir s’adapter pour survivre, quitte, souvent, à perdre au passage une part de leur humanité. Transgenre avant l’heure, la fiction de Brussolo se nourrit de fantastique, de terreur, et fait vaciller le socle du quotidien. Pour nous plonger dans ses univers mutants, tout est bon : « J’utilise une SF où tout s’interpénètre : le Surréalisme, le Fantastique, le roman policier, et je trouve ça très bien car c’est un peu l’image de ce que nous sommes en train de vivre à une époque où les cadres fondent, où tout se mélange et où la compartimentation systématique des ouvrages disparaît. » Cependant, contrairement à ce qui avait cours dans le fantastique de l’époque (et encore largement maintenant), il n’y a pas d’opposition directe entre la normalité et l’étrange, pas d’invasion de monstres ou de spectres venant frapper à la fenêtre. Et si le style y est sanglant, Brussolo ne bascule pour autant jamais dans le gore ou la surenchère dans la tripaille. « Chez King, par exemple, on nous présente des gens gentils qui ont des malheurs. Moi, je dis qu’il n’y a pas de gens gentils et que nous sommes tous un peu monstres. Il n’y a pas de monstres honteux chez moi. »
Ambulances-crématoriums, distributeurs de sandwiches infernaux, scaphandriers fous dans le métro, ténèbres tombées du ciel, suicides au goudron, HLM étanche, opéras abattoirs, planète déchirée par les vents (bien avant Damasio)… les images fortes et terrifiantes abondent dans les romans de Serge Brussolo, comme autant de cauchemars poussés à leur paroxysme, au point de rupture où la réalité ne peut que s’effondrer. Dans ses romans du Fleuve, l’auteur n’écorche plus les clichés, il les enterre sous des couches de plomb fondu. Après dix ans d’une telle plongée dans la folie, Brussolo, après une ultime saga de fantasy elle aussi mutante (et copieusement mutilée), quitte le Fleuve Noir en 1990 pour Gérard de Villiers pour lequel il produit pendant deux ans une série de romans fantastiques « à la King » exploitant les thèmes classiques du genre avec moins d’inventivité. Après deux ans de cette expérience, il changera de nouveau son fusil d’épaule et se lancera avec succès dans le polar historique aux Éditions du Masque, et même dans la littérature générale. A l’aube du nouveau millénaire, cet artiste de la noirceur éclaircit copieusement sa palette pour se tourner vers la jeunesse, surfant sur la vague Harry Potter avec sa série de Peggy Sue et les fantômes où l’on retrouve parfois, en arrière plan, un écho lointain du Brussolo d’Anticipation.
Perfectionniste maniaque, Brussolo n’a jamais cessé, depuis la fin de sa participation à la collection Anticipation de rééditer, corriger, reprendre, ses divers romans de cette époque, y rajoutant souvent des parties tombées sous les ciseaux du formatage. Encore largement disponible (contrairement à la plupart des auteurs de la collection) chez divers éditeurs, son œuvre « de jeunesse » n’a pas pris une ride… laissons-lui le soin de conclure :
« Ni intellectuel ni théoricien, sans grande culture de la SF ou du “mainstream”, j’ai tenté de bâtir un monde, de libérer les univers qui grouillaient en moi. Certains diront que Brussolo n’écrit pas de science-fiction. C’est sans doute vrai, comme il est tout aussi exact que la science-fiction dite “classique” m’ennuie au plus haut point. »
Note : les propos de l’auteur sont issus de divers entretiens réunis dans le numéro 24 de la revue Phénix (1990)