Apparu comme un météore en 2012 sur la scène cold électronique, Linea Aspera n’a eu le temps que d’enregistrer un unique album et deux cassettes tirées à tout juste cinquante exemplaires avant de tirer sa révérence. Jusqu’à ce que survienne l’opportunité de publier Preservation Bias, qui reprenait les deux cassettes autoproduites (Linea Aspera et II, comme les albums, parce qu’ici, rien n’est simple), et que le duo se reforme pour de bon pour nous offrir un II encore plus riche et marquant que son prédécesseur. Nous ne pouvons manquer l’occasion de faire le point sur ce retour miraculeux avec Alison Lewis.
Linea Aspera s’est séparé en 2013 après un unique album. Comment avez-vous été amené à vous reformer l’an dernier ?
Alison Lewis : Nous avons repris contact grâce à Joseph Cheon, du label Dark Entries, à l’occasion de la sortie de Preservation Bias, et l’idée de nous réunir pour un concert est partie de là. J’ai dû me pincer lorsque j’ai reçu les mails concernant ce projet parce que je n’arrivais pas à croire que Ryan serait intéressé par le fait de rejouer en tant que Linea Aspera ! Cela m’a rendu très heureuse. Et puis ce concert unique s’est transformé en une petite tournée, et l’écriture de nouveaux morceaux pour jouer sur scène a abouti à la composition d’un album complet. C’était totalement inattendu, car Preservation Bias n’avait comme seul but de redonner vie à quelques vieux titres, et que nous n’avions aucun plan au delà de ça avant d’entrer dans la phase de production.
Est-ce que votre processus de composition est différent de ce qu’il était à vos débuts ?
Nous vivons désormais dans des pays différents, donc le processus a été un peu plus international qu’autrefois, mais nous travaillions déjà séparément nos parties, et de ce point de vue, rien n’a changé. Ryan écrit les instrumentaux, je pose ma voix dessus, et il fait le mixage final.
En 2012-2013, Linea Aspera était à la pointe d’une nouvelle vague de musique électronique minimale influencée par les sons froids des années 80. As-tu l’impression que la scène a changé durant votre absence ?
Pour être honnête, je trouve qu’elle est devenue un peu ennuyeuse. Ou peut-être qu’elle l’était déjà et que j’ai juste vieilli et que je m’en suis lassée. A l’époque, j’écoutais principalement des groupes actifs dans cette scène, mais aujourd’hui j’écoute beaucoup de pop parce que j’apprécie les choses bien produites et accrocheuses. Je pense que c’est en cela que Linea Aspera se distingue, parce que nous intégrons ces éléments d’une autre manière que les autres groupes.
Les sujets abordés par tes paroles sont assez inhabituels, et traitent depuis le début de science et de recherche. II poursuit sur cette voie avec des titres comme “Decoherence”, “Entropy” ou “Event Horizon”. Qu’est ce qui te fascine dans la science au point qu’elle influence tes textes ?
Le fait qu’elle puisse être utilisée pour expliquer… absolument tout ? C’est plutôt cool à mon avis.
La période un peu folle que nous traversons depuis quelques mois a t-elle compté aussi ?
Non car nous avons fini d’écrire l’album en mars, donc il traite surtout de sentiments pré-pandémiques. Ces mois de folie tiennent par contre une place importante dans mon prochain album en tant que Zanias.
II est bien plus riche et diversifié en termes d’ambiances que votre premier album. Ta voix y est aussi beaucoup plus expressive et plus dramatique que jamais, avec une plus grande palette d’émotions…
Mon talent principal repose sans doute dans ma voix, et je n’ai pas passé les huit dernières années à la travailler pour ne délivrer à nouveau que la même gamme de sentiments. La musique est à mes yeux la forme de communication la plus pure, et ce niveau accru d’expressivité est l’équivalent d’un vocabulaire plus étendu qui me permet de communiquer toujours plus efficacement. Je pense qu’à ce point de ma vie, plus vieille de presque dix ans par rapport au premier album, j’ai également développé une meilleure compréhension de moi même, de mes émotions et des humains en général, qui me permet d’explorer des thèmes différents avec une plus grande acuité.
Cela tient-il aussi au fait que tu as expérimenté d’autres contextes de travail, avec Zanias ou Keluar ?
Naturellement, puisque c’est à travers ces projets que j’ai affuté ces compétences. Avec Zanias plus qu’avec Keluar puisque au sein de ce projet, j’ai un contrôle total sur le son et ce que je peux faire avec ma voix. J’avais peu de marge de manoeuvre au sein de Keluar.
Sur certains titres de II, ta voix sonne comme une version plus froide de Lisa Gerrard…
Merci, ça fait plaisir à entendre ! En fait j’essaie toujours de sonner au moins un peu comme Lisa Gerrard.
Avec Zanias, tu explores des sonorités plus dures, et ton dernier EP, Extinction est le premier où tu exprimes clairement de la colère et de la peur à propos du changement climatique. Penses-tu qu’il est temps d’être brutalement directe sur le sujet ?
Oui, absolument. Nous allons droit à la catastrophe. Je suis perpétuellement choquée par le peu d’intérêt ou d’attention ceux qui sont aux commandes semblent y accorder. Maintenant que la pandémie occupe toutes les pensées des gens, j’ai peur que ces sujets ne soient encore ignorés davantage, alors même que c’est à cause de la destruction incessante des habitats et la consommation de viande que nous nous retrouvons avec cette pandémie. D’autres vont venir. Les choses vont s’aggraver avant d’aller mieux, et rien ne dit qu’elles iront mieux un jour. C’est l’une des raisons pour lesquelles je suis devenue aussi productive en ce moment. J’ai le sentiment que le temps qui nous était accordé arrive à sa fin et qu’il nous est nécessaire de vivre autant que possible dans le présent.
C’est aussi ce qui vous a poussé à publier II par vous même, à utiliser largement Bandcamp pour vendre vos albums et, ce qui t’a poussé à lancer un Patreon pour que tes fans puissent directement financer Zanias ? Penses-tu que les labels soient inutiles désormais et que les artistes peuvent tout faire sans eux ?
A partir du moment où un artiste a développé sa propre plate-forme et arrive à atteindre suffisamment de personnes qui apprécient son travail, oui, je pense qu’un label n’a pas grande importance. Je les considère plus comme un marchepied pour des artistes qui viennent de démarrer. Le mot “label”, de nos jours, signifie souvent simplement “une personne volontaire pour payer les frais de pressage et de distribution d’un vinyl”, ce qui est utile lorsqu’un artiste ne peut pas encore les payer lui-même. Dans l’underground où nous nous trouvons, il est préférable d’avoir le moins d’intermédiaires possibles, dans la mesure où toute personne entre le créateur et le consommateur prend sa part des revenus. Je suis devenue très attentive à qui prend sa part maintenant, et la plupart ne sont pas nécessaires.
Linea Aspera était supposé faire son retour à travers une tournée qui a été largement annulée du fait de la pandémie. Comment se sont déroulés les quelques concerts que vous avez pu donner ?
Tout n’a été que repoussé jusqu’à ce que nous ayons une meilleure idée de ce qui est possible. Ça ne m’inquiète pas plus que cela – dès que nous serons capables de tourner, nous donnerons autant de concerts que possible. Nous nous sommes reformés pour durer. La petite tournée que nous avons pu faire au début de l’année a été vraiment exaltante, et nous l’avons tous les deux beaucoup apprécié.
Et du côté de Zanias, quels sont tes projets dans un avenir proche ? Et dans la veine de la reformation de Linea Aspera, peut-on espérer un retour de Keluar ?
Je suis en train de terminer un album de Zanias qui sortira sur Fleisch en début d’année prochaine, et je viens juste de donner quelques concerts en Allemagne qui ont été particulièrement agréable car mon amie Laura Bailey, avec qui j’espère collaborer davantage dans l’avenir, était avec moi sur scène.Je suis également impliquée dans un nouveau collectif berlinois nommé Club Simulator, avec les labels Bite Records, Liber Null, Instruments of Discipline et Pi Electronics, et nous allons faire en sorte de maintenir notre petite niche musicale en vie durant les mois qui viennent. Quant à une réunion de Keluar ? En avons-nous vraiment besoin ? Je pense que j’ai déjà pas mal de choses en cours… je préférerais largement des vacances !
Retrouvez sur Bandcamp les productions de Linea Aspera et de Zoe Zanias
Photos par Oliver Westlake, Khadija Bhuiyan et Caroline Bonarde